Chapitre premier
Topeka, Kansas. La capitale mondiale du démon. Non !
Les démons, du moins les illégaux, apprécient les plus grandes villes. Plus d’anonymat. Plus de proies. Mais de temps à autre, l’un d’eux surgit dans l’endroit le plus improbable. Comme Topeka.
Je pris l’avion jusqu’à Kansas City, Missouri, puis louai une voiture pour couvrir le trajet de quatre-vingt-dix minutes jusqu’à Topeka. Je vis en banlieue mais, au fond, je suis une fille de la grande ville. Conduire pendant une heure et demie sur des routes à péage au milieu de nulle part, voilà mon idée de l’Enfer. Mais attendez, il y a pire : comme personne ne s’était chargé d’avertir le Kansas qu’on était au printemps, il neigeait.
Je peux compter sur les doigts d’une main les fois où j’ai conduit par temps de neige. Si je n’avais pas su qu’une petite fille de onze ans risquait d’être brûlée vive au cas où je ne venais pas, j’aurais attendu que ça passe à Kansas City.
La vitesse était limitée à 110 kilomètres à l’heure mais je roulais approximativement à cinquante, en gardant les yeux plissés pour voir au travers du pare-brise, espérant qu’aucune vache ne broutait sur le bas-côté à l’abri de la tempête de neige. OK, ce n’était peut-être pas une tempête de neige d’après les standards du Midwest, mais c’est une question de point de vue.
Le Kansas est un des dix États – mon État natal inclus, la Pennsylvanie – qui autorisent l’exécution des êtres humains hébergeant des démons illégaux. À l’aéroport, je passai un coup de fil pour prévenir que j’allais être en retard. Je faillis m’étouffer en constatant que le code postal de Topeka était 666. Appréciez l’ironie. Par chance, ceux qui m’attendaient n’étaient pas pressés de brûler une mignonne petite fille, même s’il était possible qu’elle soit possédée par un démon ayant tué au moins trois personnes. Ils acceptèrent donc de m’attendre.
Il y avait plus de gardes armés dans le centre de confinement des démons, qui occupait le sous-sol du palais de justice et qui comprenait la chambre d’exécution, que dans la plupart des prisons de haute sécurité. Que ces abrutis utilisent des légions de gardes dépassait mon entendement. Que comptaient-ils faire ? abattre l’hôte au cas où le démon s’échapperait ? Ouais, cela résoudrait aussitôt le problème et laisserait le démon sans corps à posséder mais, s’il trouvait un nouvel hôte, on pouvait parier que sa vengeance serait le premier de ses objectifs. Il n’existe que deux façons de tuer un démon : l’exorciser ou bien brûler son hôte vif. Sympa, non ?
J’avais parcouru le dossier de la petite Lisa Walker dans l’avion. Elle avait visité New York avec ses parents. En sortant d’un spectacle sur Broadway, Lisa avait été bousculée par un voyou poursuivi par les flics. Les parents avaient probablement trouvé la situation excitante. Sans blague, des trucs comme ça n’arrivent jamais à Topeka !
C’est à leur retour chez eux qu’ils avaient remarqué que quelque chose clochait. Lisa n’avait pas fait un numéro à la Linda Blair ni craché sa soupe, mais elle n’était définitivement plus elle-même. De petits détails avaient attiré l’attention de ses parents : un vocabulaire subitement plus sophistiqué, une attitude un rien plus affectée et, de temps à autre, dans ses yeux, une expression trop mûre pour son âge. Ils avaient fait venir un prêtre qui avait aussitôt déclaré qu’elle était possédée.
Pour ma part, j’étais sceptique. Les démons préfèrent habituellement posséder les corps forts des adultes, pas ceux délicats des petites filles de onze ans. Et peu importe ce qu’ils prétendent, les prêtres ne sont pas habilités à déclarer qu’une personne est possédée. D’accord, certains sont assez sensibles pour distinguer les auras, mais ce n’est pas une condition requise pour leur boulot, comme ça l’est pour un exorciste.
Pourquoi alors avais-je pris l’avion jusqu’au trou du cul du monde, dans le Kansas, afin de procéder à un exorcisme si je pensais que la gamine n’était pas possédée ? Parce que le tribunal avait délivré un ordre et que les parents l’avaient approuvé ; et si la gamine était réellement possédée, elle allait être grillée à moins qu’un exorciste chasse le démon de son corps. Les parents avaient voulu ce qu’il y avait de mieux, et ils pouvaient se payer mes services, alors voilà pourquoi je me gelais le cul près de Maïs City, USA.
Je dus passer deux postes de contrôle avant ne serait-ce qu’approcher du centre de confinement. J’aurais gagné du temps en m’habillant selon ma fonction. Mais, si j’avais voulu porter des tailleurs, j’aurais fait l’école de commerce. Mon uniforme consistait en un jean serré et taille basse, un pull moulant et une paire de bottines à bouts pointus.
Le directeur de l’unité de confinement de Topeka s’appelait Frank Jenkins. C’était un petit type grassouillet qui avait l’air inoffensif de premier abord. Il surgit de derrière une porte armée de barres d’acier, affichant un sourire qui se transforma en moue désapprobatrice quand il eut un bon aperçu de ma personne. Cette moue n’avait rien d’inoffensif.
Je tendis la main en arborant mon plus beau sourire, familier à l’excès.
— Morgane Kingsley, dis-je d’une voix presque guillerette. Vous devez être M. Jenkins.
Il me serra la main en acquiesçant, mais tout cela n’avait pas l’air de le réjouir.
— Je suppose que vous êtes venue directement au palais de justice sans passer par votre hôtel, dit Jenkins, la moue toujours fermement en place.
C’était vrai. Mais je ne me serais pas changée même si j’étais passée par ma chambre.
— J’ai pensé qu’il valait mieux pour tout le monde qu’on en finisse rapidement, répondis-je.
Ce qui était également vrai. Difficile d’imaginer ce que les parents devaient endurer. Sans parler de Lisa, prisonnière d’un corps qu’elle ne pouvait plus contrôler, une passagère impuissante pendant que le démon se déchaînait.
En théorie, le voyou de New York hébergeait un démon illégal en fuite recherché pour trois meurtres. Quand il avait percuté Lisa, le démon avait pensé qu’il avait trouvé le moyen idéal de s’échapper : faire du stop dans le corps d’une adorable petite fille pour sortir de New York et espérer trouver un hôte plus approprié par la suite. La police avait finalement coincé le type en fuite pour découvrir que son cerveau était grillé.
— Eh bien, allons-y, dit Jenkins en faisant toujours la moue.
Malgré son mètre soixante-quinze, je le dépassais encore d’environ huit centimètres et j’avais l’impression qu’il n’appréciait pas vraiment cela. En fait, j’avais l’intuition qu’il n’aimait pas grand-chose chez moi. Peut-être étais-je un peu trop « femme de la grande ville » à son goût.
Sans ajouter un mot, il me fit passer les portes blindées et nous pénétrâmes au cœur du centre de confinement.
On pourrait se demander pour quelle raison une bourgade de troisième ordre comme Topeka, qui n’a pas vu plus de deux ou trois démons illégaux au cours des cinq dernières années, a besoin de son propre centre de confinement. Parce que le Kansas n’apprécie pas vraiment les démons, qu’ils soient légaux ou non. Cet État compte suffisamment de citoyens considérant, d’après la vision biblique, les démons comme des sous-fifres de Satan pour autoriser les exécutions.
Ils veulent être prêts dans l’éventualité où ils auraient une chance de débarrasser le monde d’un mal de plus.
Qu’est-ce que cela signifiait pour moi ? En gros, que, bien que tout le personnel ait été formé au boulot, il avait peu voire aucune expérience pratique. Et j’en voyais des preuves à chaque pas tandis que nous nous dirigions vers la chambre d’exécution.
— Monsieur Jenkins, dis-je quand nous nous arrêtâmes devant la porte de la chambre afin qu’il compose le code, pourquoi les gens de votre équipe ne portent-ils pas de gants alors que vous détenez un démon illégal reconnu ?
Un démon incorporel a besoin d’une invitation pour posséder un corps humain, mais celui qui est déjà hébergé par un hôte peut passer d’un corps à un autre par simple contact de la peau. Personne dans un périmètre de cent mètres autour d’un démon ne devrait dévoiler plus de peau qu’il n’est absolument nécessaire.
Jenkins me regarda fixement, ayant l’air de m’apprécier encore moins.
— Je peux vous assurer, mademoiselle Kingsley, que le démon est maîtrisé.
Je me mordis la langue pour m’empêcher de lui relater quelques incidents de démons maîtrisés qui s’étaient échappés et avaient causé des ravages. Il ne me semblait pas être un homme ouvert à la critique constructive.
Le mécanisme de la porte produisit quelques cliquetis. Quand Jenkins l’ouvrit en grand, elle émit un soupir comme si la pièce avait été fermée sous vide.
J’avais considéré que ce n’était pas professionnel de la part du personnel du centre de confinement de ne pas porter de gants. Bon sang, je ne savais pas à quel point ils n’étaient pas professionnels avant d’entrer dans cette pièce.
Lisa Walker était attachée sur une table coulissante en acier dont une extrémité était tournée vers deux lourdes portes en métal ouvrant sur le four. La fillette était positionnée les pieds dirigés vers les portes, afin que ses yeux écarquillés de petite fille puissent regarder le four où elle serait brûlée vive si je ne parvenais pas à exorciser le démon.
Les larmes avaient collé ses cils et les fins cheveux blonds qui encadraient son visage. Tout son corps tremblait de terreur, et je fus submergée par un tel sentiment de pitié que je dus lutter pour ne pas porter la main à ma poitrine. Il pouvait tout aussi bien s’agir d’une performance digne d’un Oscar jouée par le démon, mais la pitié ne m’abandonna pas pour autant.
Si l’enfant n’était pas possédée, il était probable qu’elle ne se remette jamais de ce traumatisme. Si elle l’était en effet, alors c’était là une nouvelle bassesse de démon.
Le petit corps pitoyable de Lisa Walker ne fut pourtant pas ce qui m’horrifia le plus. Non, ce qui m’horrifia le plus, ce fut la vision de ses parents, serrés l’un contre l’autre, sur un banc à l’autre bout de la pièce. Les paupières de Mme Walker étaient gonflées à force de pleurer, et le visage de son mari était pâle et tendu.
Je me retournai brusquement vers Jenkins.
— Vous autorisez les parents à être présents ? Vous êtes cinglé ?
Les exorcismes ne sont jamais des spectacles agréables. Il y a habituellement beaucoup de cris et d’injures. De la part du démon, pas de moi. Et environ 75 à 80 % des hôtes de démons finissent morts ou bien en état de catatonie quand le démon est chassé. Jusqu’à présent, personne n’a trouvé de méthode fiable pour prévoir quels hôtes allaient survivre sans dommage.
— C’est leur fille, répondit Jenkins en s’étirant de toute sa taille pas si impressionnante. Si vous échouez, ils devront signer l’autorisation d’exécution.
Je regardai Lisa Walker, et une boule très désagréable se forma dans ma gorge. Je hais les démons avec passion. Et je n’aime pas plus les démons légaux que les illégaux. Mais même moi, je n’étais pas certaine d’être capable de signer l’ordre de brûler vive une fillette de onze ans pour détruire un démon. Surtout si l’enfant se trouvait être la mienne !
— Vous auriez pu leur faire signer l’autorisation à l’avance, marmonnai-je, détestant à présent Jenkins autant qu’il me détestait.
— Ils voudront lui dire « au revoir ».
Je jetai un coup d’œil aux parents, qui ne m’avaient pas adressé un mot. Ils ne supportaient même pas de poser les yeux sur moi. Je ne pouvais pas leur en vouloir. Finalement, j’aurais préféré porter un tailleur strict. Je ne pense pas que mon jean et mon pull leur donnaient confiance en mes compétences.
Mais la pire chose que je pouvais leur infliger désormais était de les faire attendre et s’inquiéter plus longtemps, aussi je posai mon sac sur le sol et me débarrassai de mon long manteau de cuir. Je cherchai en vain autour de moi un endroit où le suspendre ; il n’y avait rien, et Jenkins ne me proposa pas de m’en soulager. Il se comportait comme un gamin, mais il était vrai que j’avais plus d’une fois critiqué son centre. À sa place, je me serais peut-être aussi comportée comme une gamine.
Je déposai soigneusement mon manteau sur le sol de carrelage blanc immaculé, puis j’ouvris mon sac. Un sanglot étouffé de Mme Walker me fit voûter les épaules. Au cours de ma carrière, je n’avais été confrontée que trois fois à des démons que je n’avais pu chasser. Mais aucun de ces trois démons ne s’était trouvé dans un état autorisant l’exécution, et aucun d’eux n’avait habité le corps d’une adorable fillette. Si j’échouais, ce serait une cata à tous les niveaux…
La chambre d’exécution était si dépouillée et stérile qu’il n’y avait nulle part où installer mes bougies, sauf par terre. J’aurais pu demander à Jenkins de me fournir deux tables, mais peu importait où les bougies étaient placées. Sans compter que j’étais prête à parier que nous voulions tous nous mettre au travail.
Chaque exorciste a un rituel qu’il ou elle pratique pour se mettre en état de transe. Certains, assez élaborés, comprennent des chants, des vêtements spéciaux et de l’encens : tout le tremblement. Le mien est d’une simplicité désarmante. Je positionne des bougies parfumées à la vanille tout autour de la pièce avant d’éteindre toutes les lumières. Puis je me tiens au-dessus du corps possédé par le démon, les mains placées à environ quinze centimètres de lui, et je me contente de fermer les yeux.
En général, je glisse déjà dans la transe dès ma première profonde inspiration. Ce jour-là, j’avais plus de mal. Jenkins tripotait son badge et le bruit produit, bien que léger, était agaçant. Je percevais également les reniflements persistants de Mme Walker. J’imaginai la table glisser dans le four avec la petite Lisa Walker. J’imaginai entendre ses cris.
Je pris une nouvelle profonde inspiration parfumée à la vanille et me rappelai qu’en ce siècle de lumières elle serait anesthésiée avant d’être expédiée dans le four : il n’y aurait pas de cris. Mais l’image n’en était pas plus supportable pour autant.
Je n’avais jamais ressenti une telle pression. Une sensation proche de la panique bouillonnait en moi.
Puis Lisa Walker parla.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle d’une voix tremblante de petite fille. Maman ?
Cela fît voler en éclat mon peu de concentration, et j’ouvris les paupières d’un coup. Je rencontrai le regard de deux yeux bleuets cernés de rouge. Une innocence totale. Mais ses mots et sa voix étaient si pathétiques, si manipulateurs qu’ils me firent hésiter. Je regardai donc de plus près : quelque chose s’agitait derrière ces yeux. Quelque chose qui n’était pas si innocent. Alors je sus qu’ils avaient raison, que cette petite fille était possédée par un démon. Un démon qui n’avait aucun scrupule à utiliser le corps d’une enfant comme un gobelet jetable. Quand il trouverait un hôte plus approprié, il se glisserait hors de son corps, sans se soucier de la laisser morte ou avec le cerveau endommagé.
J’adressai un méchant sourire au démon.
— Erreur fatale, chuchotai-je en espérant que les parents n’aient pas entendu. Tu aurais dû te taire.
Le sourire en arc de Cupidon s’élargit. Je fermai les yeux et fus aussitôt prise par la transe nourrie par ma colère. Au loin, je perçus la voix de la petite fille qui produisait des bruits pathétiques, me suppliant, suppliant sa mère, mais j’étais trop loin pour distinguer ses paroles.
Dans ma transe, je vois avec mes yeux détachés du monde. Tout paraît différent. Plus simple. Je ne vois pas des choses. Tout ce que je vois, ce sont les êtres vivants que je ne perçois qu’en taches de couleurs primaires. Les gens apparaissent en bleu avec ces yeux-là. Jenkins était d’un bleu foncé solide, comme une personne au repos. S’il éprouvait une quelconque émotion forte concernant cette procédure, j’étais incapable de le sentir. Les parents, quant à eux, étaient un véritable fouillis. Leur aura bouillonnait de toutes les nuances de bleu imaginables.
Mais, sur la table, sous mes mains, l’aura brillait d’un rouge sang. Une aura de démon, qui écrasait toute trace d’un bleu humain. L’aura se tortilla et je compris que le corps luttait contre les liens. Le démon, sentant sa destruction proche, faisait un ultime effort pour s’échapper. J’espérais qu’ils n’avaient pas lésiné quand ils avaient entravé l’enfant. La force surnaturelle de certains démons suffit à plier l’acier, même une personne inexpérimentée est censée le savoir.
Le bruit particulier du métal qui gémit me parvint. Un frisson d’angoisse parcourut mon dos. Ce démon était fort. Et désespéré. Derrière moi, il y eut un cri. La teinte jaune de la peur se mélangea au bleu des auras, rendant les humains presque verts.
Tout comme chaque exorciste pratique un rituel personnel pour se mettre en transe, chacun de nous possède une image mentale qu’il utilise comme une métaphore pour expulser le démon. La mienne, c’est le vent.
J’imaginai une bourrasque de la force d’un ouragan frappant l’aura rouge. Si j’avais eu affaire au démon moyen ordinaire, ce coup unique aurait suffi. Mais ce salopard était fort. L’aura ne broncha pas et l’écho d’un rire éclata dans mes oreilles.
Les humains poussèrent de nouveaux cris de détresse et le métal gémit encore une fois pendant que le démon luttait. Mon cœur battait dans ma gorge. La peur balaya presque ma concentration.
Aucun des trois démons que j’avais échoué à exorciser n’avait été sur le point de s’échapper, bien heureusement. J’étais peut-être le fléau des démons, mais je ne tenais absolument pas à me retrouver coincée dans une pièce avec l’un d’entre eux en colère, en liberté et à la recherche d’un nouvel hôte.
La peur qui irradiait de Jenkins et des Walker pilonnait ma concentration, plus encore que ma propre peur, parce qu’ils étaient trois à alimenter leurs paniques respectives. Je priai pour que Jenkins ne commette rien de stupide, comme ouvrir la porte pour échapper au danger.
Pourtant, ce fut exactement ce qui se produisit. Ma concentration se brisa tout à fait et je sortis de la transe à temps pour voir Jenkins pousser les Walker par la porte ouverte avant de se précipiter à leur suite.
Au moins, il eut le bon sens de refermer la porte derrière lui. Je n’avais aucune envie de voir ce qui arriverait si le démon était lâché dans les couloirs du centre de confinement où traînaient tous ces gardes armés sans expérience.
Bien sûr, je n’avais aucune envie non plus de rester coincée seule avec un démon puissant et énervé.
Je baissai les yeux sur la table et mon cœur tressauta.
Des entraves d’acier vissées à la table maintenaient les jambes et les bras minces de Lisa tandis qu’une autre enserrait sa taille. La fillette avait tellement tiré dessus que la table s’était déformée, bien que, jusqu’à présent, elle ne soit pas parvenue à se libérer. Ses poignets et ses chevilles saignaient : le démon se fichait bien de ce qui pouvait advenir de ce pauvre petit corps. Il voulait juste en sortir. Les lèvres de Lisa étaient retroussées en un rictus forcené. Le métal se remit à gémir.
Merde.
Prenant une profonde et tremblante inspiration, je me forçai à fermer les yeux. Si je lui laissais assez de temps, cette chose réussirait à se libérer. Et moi, je deviendrais l’hôte non consentant d’un démon illégal.
Pas de pression.
La sueur ruisselait jusqu’au creux de mes reins. Je m’efforçai de me calmer. Ma vie en dépendait.
Je glissai dans la transe plus facilement que je m’y étais attendue. Étonnant ce que le désespoir permet. Je frappai le démon d’une nouvelle explosion de vent. Il vacilla un moment avant de reprendre fermement sa place.
Le métal ne grinçait plus, il criait. J’étais tellement tentée d’ouvrir les yeux pour voir de quelle manière la chose progressait que c’en était presque insupportable, mais je résistai.
Une petite main délicate se referma sur mon bras, me le serrant à m’en broyer les os. Mais la main de la fillette était sur mon pull, pas en contact avec ma peau.
J’étouffai un cri et lançai une nouvelle bourrasque sur l’aura. Je ne sus comment je réussis à rester en transe alors que le démon me serrait le bras avec une telle violence que j’en garderais les marques pendant des jours, même s’il ne me cassait rien.
Mon souffle brûlait mes poumons et mon cœur cognait dans ma poitrine. Ma peur était telle que je pouvais en sentir le goût. Si je laissais la panique l’emporter, j’étais de la pâtée à démon.
Je rassemblai toutes mes forces, m’appliquant à en attirer chaque once en mon centre pour un dernier assaut. Il y eut un nouveau hurlement de métal torturé, et une autre main m’agrippa.
Je paniquai et manquai de lâcher ma dernière attaque à ce moment-là, mais je savais qu’il ne me restait plus qu’une chance. Si je ne lançais pas assez de force contre ce démon, j’étais grillée. Je résistai donc à mes instincts et me retins quelques secondes de plus.
Les doigts du démon déchiraient mon pull, permettant à la petite main démoniaque de se coller à la peau de mon avant-bras.
Je n’avais jamais crié si fort de toute ma vie. J’étais submergée par la terreur, l’horreur, l’écœurement. Le pire de mes cauchemars devenait réalité. Un démon forçait son chemin en moi, prenait possession de moi, détruisait tout ce que j’étais sans vraiment me tuer…
Je poussai vers lui toute la force que j’avais rassemblée tout en sachant que c’était déjà trop tard : les démons peuvent passer d’un hôte à l’autre quasi instantanément. À la seconde où il m’avait touchée, j’étais finie.
Excepté que ce ne fut pas le cas.
L’aura d’un rouge si rouge qui rampait le long de mon bras depuis la main du démon se retira une demi-seconde avant d’être frappée par ma force.
J’avais mis tout ce que j’avais dans cette attaque. L’aura explosa en un million de minuscules têtes d’épingle de couleurs. Puis elle disparut.
J’ouvris les yeux. J’avais du mal à croire à ma chance. J’avais du mal à croire que j’étais toujours moi-même.
Je vacillai, le sol se déforma sous mes pieds et je me sentis tomber au ralenti sans pouvoir amortir ma chute avec mes mains. Ma tête percuta le carrelage froid et je perdis connaissance.